Le métal européen est resté majoritaire dans les pièces de monnaie d’argent espagnoles jusqu’au règne de Philippe III (1578-1621). Ce n’est qu’au 18e siècle qu’il a été complètement remplacé par le métal mexicain dans ces monnaies. Telles sont les conclusions de chercheurs du CNRS, de l’ENS de Lyon et de l’Université Lyon 1. Grâce à des analyses par spectrométrie de masse, ils sont parvenus à déterminer l’origine des pièces de monnaie circulant en Espagne après 1492. Publiés dans les PNAS, ces résultats remettent en cause l’hypothèse selon laquelle l’arrivée massive de métaux du Nouveau Monde serait directement responsable de l’inflation connue par l’Espagne aux 16e et 17e siècles.
Après avoir conquis l’Amérique au 16e siècle, les Espagnols ont exploité les ressources considérables en argent du Pérou et du Mexique. Chaque année, près de 300 tonnes d’argent ont ainsi été extraits des mines du Nouveau Monde. Une production intensive de monnaie en argent frappée au Pérou ou au Mexique en a résulté. Ces pièces ont été exportées massivement vers l’Espagne, puis, une fois en Europe, elles étaient refondues avant d’être frappées à nouveau en Espagne. Il est donc impossible de distinguer de visu une pièce d’origine « américaine » d’une pièce produite dans les ateliers européens. Les historiens estiment que cet afflux de monnaie d’origine américaine a débuté au 16esiècle et qu’il aurait directement alimenté la longue période d’inflation qui toucha l’Europe, de 1520 à 1650 («révolution des prix»). Toutefois, ces interprétations établies à partir des données historiques ne permettent pas d’estimer précisément les quantités de métaux importées après 1492, et encore moins celles déjà présentes en Europe.
Afin de comprendre l’influence économique des métaux « américains » à cette époque, une équipe de géo-chimistes français (1) s’est attachée à évaluer l’origine des pièces de monnaie circulant en Espagne après 1492, via des techniques quantitatives et indépendantes des données historiques. Pour cela, elle a mesuré les rapports isotopiques (2) de l’argent (109Ag/107Ag), du cuivre (65Cu/63Cu) et du plomb (206Pb/204Pb,207Pb/204Pb, 208Pb/204Pb) dans différentes monnaies en argent. En effet, ces pièces contiennent certes de l’argent (à plus de 90%), mais également un peu de cuivre (environ 7%) et des impuretés en plomb. Grâce aux récents progrès en spectrométrie de masse et à un protocole d’analyse mis au point par les chercheurs, les isotopes de l’argent ont pu, pour la première fois, être détectés avec une précision suffisante. Combinés à ceux du cuivre et du plomb, ils reflètent la composition isotopique d’une monnaie. Les chercheurs ont ainsi comparé la composition isotopique de 91 pièces de monnaie issues de diverses époques et provenances : des monnaies antiques et médiévales représentatives du monnayage européen avant 1492 ainsi que deux types de monnaie datant d’après 1492 (16e, 17e et 18esiècles), les premières frappées au Mexique ou au Pérou et les secondes, des monnaies espagnoles, dont il s’agissait pour les chercheurs d’éclaircir l’origine.
Les chercheurs ont tout d’abord mis en évidence que les pièces de monnaie datant d’avant 1492, la monnaie andine et la monnaie mexicaine présentent trois compositions isotopiques distinctes. Une aubaine ! En effet, cela signifie que la composition isotopique permet bien de déterminer l’origine du métal constituant les monnaies.
Concernant les monnaies espagnoles, deux groupes se sont dégagés. D’une part, celles datant du 16e et du début du 17esiècle n’ont pas une signature cohérente avec les monnayages mexicain et andin. Ce résultat suggère que les métaux des colonies espagnoles n’ont pas encore été introduits en Espagne à cette période. Ainsi, la « révolution des prix » ne serait pas directement liée à l’arrivée massive de ces métaux dans le monnayage espagnol. Cependant, l’absence de ces métaux dans l’économie espagnole au 16e et au début du 17e siècle ne suffit pas à rejeter leur rôle dans la « révolution des prix » : l’afflux de métaux du Nouveau Monde peut avoir influé de manière globale les marchés internationaux, ce qui expliquerait l’inflation en Espagne. Autre résultat : les monnaies espagnoles frappées sous le règne de Philippe V (1700-1746) présentent toutes une signature purement mexicaine, signifiant qu’elles ont été fabriquées à partir de métaux extraits au Mexique. Ainsi, il aura fallu près de 80 ans (de 1621 à 1700), pour que les monnaies d’origine mexicaine remplacent complètement celles produites en Europe dans la masse monétaire espagnole. Les chercheurs s’intéressent désormais à évaluer l’importance des apports en métaux américains à l’échelle de l’Europe, notamment au Royaume-Uni.
Notes :
(1) Laboratoire de géologie de Lyon : Terres, planètes et environnement (CNRS/ENS de Lyon/Université Claude Bernard Lyon1)
(2) Deux isotopes d’un même élément diffèrent par leur nombre de neutrons. Ils ont le même nombre d’électrons et de protons, et possèdent donc les mêmes propriétés chimiques.
(3) Sous les règnes de Charles V (1516-1556), Philippe II (1556-1598) et Philippe III (1598-1621) d’Espagne.
Références :
The isotopic Ag-Cu-Pb record of silver circulation through 16-18th century Spain. Anne-Marie Desaulty, Philippe Telouk, Emmanuelle Albalat, and Francis Albarède. PNAS, semaine du 23 mai 2011.
Source : communiqué de presse du CNRS
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