Selon l’étude Interphone, attendue depuis quatre ans, user normalement d’un téléphone cellulaire n’accroîtrait pas le risque de tumeur du cerveau. Ces travaux, menés de manière rétrospective en questionnant plus de 12?800 personnes, sont toutefois à prendre avec prudence, car la récolte des données pourrait avoir été biaisée. De nouvelles recherches, prospectives celles-là, viennent d’être lancées
Y a-t-il une relation entre l’utilisation du téléphone portable sur 10 ans et le risque de développer un cancer, du cerveau ou d’autres organes situés dans la tête? La vaste étude Interphone lancée en 2000 dans 13 pays sur des milliers de participants devait apporter un état des lieux plus ou moins définitif.
Le voici. Et il tient tout d’une réponse de Normand: «L’étude ne conclut pas à un risque accru de cancer du cerveau (gliome ou méningiome) chez les personnes qui recourent à un portable depuis 10 ans! Mais elle ne permet pas de l’exclure totalement», résume Nicolas Gaudin, chef de la communication au Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), qui a chapeauté ces travaux. Tout au plus les données indiquent-elles un possible risque un peu plus élevé pour les utilisateurs très intensifs (plus de 30 minutes par jour pendant 10 ans, ceci en tenant compte que les données ont été récoltées jusqu’en 2003, et que l’étude a été ciblée sur une époque à laquelle les cellulaires n’étaient pas aussi répandus et utilisés qu’aujourd’hui). Et encore: cette observation pourrait être due à des défauts méthodologiques.
Les conclusions de cette enquête, la plus vaste jamais menée, étaient attendues depuis 4 ans. Elles sont publiées aujourd’hui dans l’International Journal of Epidemiology. Pourquoi tant de retard? Les résultats ont fortement divisé les scientifiques. «C’est une étude très complexe. Les données, validées en 2006, ont été difficiles à interpréter, parce qu’il y a un certain nombre de biais possibles», a expliqué à l’AFP Elisabeth Cardis, chercheur principal d’Interphone.
La méthodologie choisie consistait à questionner des gens sur leur utilisation du portable. Certains avaient un cancer cérébral, les autres étaient en santé. Or, parmi les personnes saines sollicitées, celles qui n’avaient pas de portable refusaient davantage de participer que celles qui en possédaient un. Autrement dit – premier biais –, le groupe «témoin» n’était pas représentatif de la population générale. Ce qui a pour effet de sous-estimer le risque épidémiologique.
Le deuxième biais est lié à la mémoire des sujets: qui se souvient exactement combien de temps et sur quelle oreille il a utilisé son portable durant la décennie écoulée? Il est possible que les participants ayant un cancer aient eu tendance à surestimer l’exposition aux ondes du côté de la tête où se trouve leur tumeur, comme s’ils voulaient justifier leur maladie. Le risque peut alors, dans ce cas, être surestimé.
Pour ne rien arranger, l’interprétation des données dans chaque pays dépendait entre autres de l’expérience des chercheurs. Si bien que certains consortiums nationaux (9 sur 13) ont déjà publié les résultats les concernant. Tout le monde s’accordait pourtant à dire que seule leur mise en commun démontrerait toute la puissance de l’étude. «Nous avons dû faire des centaines d’analyses supplémentaires, revues et discutées par les 50 investigateurs», confie Elisabeth Cardis.
Au final, ceux-ci se répartissaient en deux groupes: une majorité (incluant ceux du Royaume-Uni, l’Allemagne et la Suède) affirmant que les excès des tumeurs observés résultent des biais de l’étude, et une minorité (dont la France, Israël ou l’Australie) qui soutient que les effets constatés sont bien réels. «L’étude publiée est un compromis», admet Elisabeth Cardis.
Qu’en pensent les observateurs externes? «L’étude montre que s’il y a un effet réel des portables en termes de nocivité, celui-ci est très difficile à mettre en évidence. Sinon, il aurait dû surgir des données», analyse le toxicologue zurichois Alexander Borbély, directeur du comité du Programme national de recherche PNR57 «Rayonnement non ionisant. Environnement et santé». Et d’ajouter: «En fait, je ne m’attendais pas à ce que cette étude puisse en dire plus. Car jusque-là, il n’y avait aucune indication quelconque d’un impact sur la santé.»
Du côté des opérateurs de téléphonie, on accueille ces résultats avec intérêt: «Interphone est la plus importante étude épidémiologique dans le domaine à ce jour. Elle était tant attendue qu’elle n’est pas insignifiante. D’un point de vue méthodologique, c’est la meilleure chose qu’on pouvait faire au moment où elle a été lancée, dit le physicien Hugo Lehmann, qui mène des recherches chez Swisscom sur le sujet. L’analyse commune publiée hier va même à l’encontre de certaines conclusions nationales, qui montraient par exemple dans les pays nordiques une faible augmentation du risque de cancer pour une utilisation de plus que 10 ans. Néanmoins, même avec les données d’Interphone, on ne peut rien assurer concernant des durées d’exposition supérieures à 12 ans.»
Ces «études nationales dans l’étude» ne laissent d’ailleurs pas Elisabeth Cardis indifférente: «Même si Interphone ne met pas en évidence un risque accru, il y a suffisamment de résultats partiels pour qu’on ne puisse pas conclure à l’absence de risque. D’autant plus qu’aujourd’hui on utilise beaucoup le portable.» Les technologies récentes permettent toutefois aux appareils d’émettre moins d’ondes, ce qui réduit les niveaux d’exposition.
«Les modes d’utilisation des portables évoluent et les temps d’appel cumulés depuis la période étudiée par Interphone augmentent, chez les jeunes notamment, reprend Christopher Wild, directeur du CIRC. Et même si ces derniers recourent aussi aux SMS et aux dispositifs «mains libres», il est souhaitable de poursuivre ce genre d’étude». Tant Hugo Lehmann qu’Alexander Borbély le suivent sur cette recommandation.
«Evidemment…», dit l’expert Pierre Zweiacker, physicien à l’EPF de Lausanne, très critique à l’encontre des études épidémiologiques. «Les scientifiques recommandent toujours la poursuite de leurs recherches, sans quoi ils se retrouveraient désœuvrés. Mais à cause du manque d’homogénéité et des biais dans ces longues études épidémiologiques, je suis sceptique quant à leurs résultats.»
Dès lors, comment faire pour bien faire? «Dans le cadre du PNR57, nous étudions les mécanismes de base au niveau cellulaire, et les effets sur eux des champs électromagnétiques, répond Alexander Borbély. Plusieurs travaux ont déjà livré leurs résultats dans le monde, mais ils restent controversés.» A l’Office fédéral de la santé publique, Mirjana Moser, de la division Radioprotection, estime aussi qu’«il est crucial de découvrir ces potentiels mécanismes d’effet».
Une autre idée consiste à mener des études prospectives. Autrement dit à suivre durant des années un grand nombre d’utilisateurs de portables. «Je doute que beaucoup de gens acceptent, dit Alexander Borbély, tout en admettant que «de tels travaux livreraient des résultats bien meilleurs. Mais il faut pouvoir contrôler les conditions imposées et s’assurer que les sujets s’y tiennent. C’est compliqué.» Et très cher.
C’est pourtant la voie que veut suivre l’étude Cosmos , lancée le 22 avril en Grande-Bretagne. L’ambition: recruter 250?000 utilisateurs dans cinq pays d’Europe, et en suivre le maximum durant 20 à 30 ans . De même, Elisabeth Cardis, au Centre de recherche en épidémiologie (CREAL) de Barcelone où elle travaille maintenant, coordonne un projet similaire, baptisé MobiKids, et visant à étudier pendant 5 ans le risque chez les enfants.
Source: LeTemps.ch
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