Après moins de trois semaines d’exploitation avec ions lourds, les trois expériences travaillant sur les collisions d’ions plomb au LHC ont déjà jeté une lumière nouvelle sur la matière telle qu’elle existait probablement aux tout premiers instants de l’Univers. L’expérience ALICE, qui est optimisée pour l’étude des ions lourds, a publié deux articles quelques jours à peine après le démarrage de l’exploitation avec ions lourds. À présent, la première observation directe d’un phénomène appelé étouffement des jets a été faite par les deux expériences ATLAS et CMS. Ce résultat est annoncé dans un article de la collaboration ATLAS dont la publication a été acceptée hier dans la revue scientifique Physical Review Letters. Un article de CMS suivra prochainement, et les résultats de toutes les expériences seront présentés lors d’un séminaire le jeudi 2 décembre au CERN. L’acquisition des données pour les ions se poursuivra jusqu’au 6 décembre.
« C’est impressionnant de voir les expériences produire aussi vite ces résultats, qui portent sur de la physique très complexe, indique Sergio Bertolucci, directeur de la recherche du CERN.Les expériences sont en concurrence entre elles, chacune souhaitant être la première à publier, mais elles confrontent ensuite leurs résultats pour avoir une image complète. C’est un bel exemple qui montre à quel point concurrence et collaboration sont au cœur de ce domaine de recherche ».
L’un des premiers buts du programme d’ions lourds au CERN est de produire de la matière dans l’état où elle se trouvait à la naissance de l’Univers. La matière nucléaire ordinaire, celle qui nous constitue et qui constitue l’univers visible, ne peut pas avoir existé à ce moment-là. En effet, l’Univers était trop chaud et trop agité pour que les quarks puissent être liés par les gluons de façon à former les protons et les neutrons, les constituants de tous les éléments. Au lieu d’être liées, ces particules élémentaires se seraient déplacées librement dans une sorte de plasma fait de quarks et de gluons. Montrer de façon indubitable que nous pouvons produire et étudier le plasma de quarks et de gluons nous donnera des éléments intéressants sur l’évolution de l’Univers primordial, et sur la nature de la force forte, qui lie les quarks et les gluons pour former les protons, les neutrons et en fin de compte tous les noyaux du tableau périodique des éléments.
Lorsque les ions plomb entrent en collision au LHC, ils peuvent concentrer en un volume très petit suffisamment d’énergie pour produire de minuscules gouttes de cet état primordial de la matière, dont la présence est reconnaissable par toute une gamme de signaux mesurables. Les articles d’ALICE relèvent une augmentation importante du nombre de particules produites dans les collisions par rapport aux expériences précédentes, et confirment que le plasma beaucoup plus chaud produit au LHC se comporte comme un liquide à très faible viscosité (un fluide parfait), ce qui est conforme aux observations faites précédemment auprès du collisionneur RHIC de Brookhaven. Pris dans leur ensemble, ces résultats ont déjà invalidé certaines théories sur le comportement de l’Univers primordial.
« Avec les collisions de noyaux, le LHC est devenu une fantastique machine à big bang, déclare Jürgen Schukraft, porte-parole d’ALICE. À certains égards, la matière quarks-gluons semble familière, elle ressemble au liquide parfait observé au RHIC, mais nous commençons aussi à entrevoir quelque chose de nouveau. »
Les expériences ATLAS et CMS tirent au maximum parti des points forts de leurs détecteurs : une configuration hermétique, et une très grande puissance de mesure de l’énergie, ce qui leur permet de mesurer les jets de particules émergeant des collisions. Les jets se forment lorsque les constituants de base de la matière nucléaire, les quarks et les gluons, jaillissent du point de collision. Dans les collisions de protons, les jets apparaissent habituellement par paires, en quelque sorte « dos à dos ». Dans les collisions d’ions lourds, au contraire, les jets interagissent dans les conditions tumultueuses du milieu, qui est dense et chaud. Cette situation produit un signal très caractéristique, appelé étouffement des jets, dans laquelle l’énergie des jets peut se dégrader très fortement, révélant ainsi des interactions avec le milieu plus intenses que tout ce qui a pu être observé précédemment. L’étouffement des jets est un outil puissant pour l’étude approfondie du comportement du plasma.
« ATLAS est la première expérience à décrire une observation directe de l’étouffement des jets, déclare Fabiola Gianotti, porte-parole d’ATLAS.L’excellente capacité d’ATLAS de déterminer les énergies des jets nous a permis d’observer un déséquilibre flagrant des énergies dans les paires de jets : l’énergie de l’un des deux est presque entièrement absorbée par le milieu. C’est un résultat très prometteur, et la collaboration en est fière. Il a été obtenu très rapidement, en particulier grâce à l’engagement et à l’enthousiasme de nos jeunes chercheurs. »
« C’est vraiment étonnant de pouvoir observer, même à l’échelle microscopique, les conditions et l’état de la matière qui prévalaient à l’aube des temps, déclare Guido Tonelli, porte-parole de CMS. Depuis les premiers jours des collisions d’ions plomb, l’étouffement des jets est apparue dans nos données ; d’autres éléments intéressants, tels que l’apparition de particules Z, jamais observées jusqu’à présent dans les collisions d’ions lourds, sont aussi étudiés.Il s’agit maintenant d’accumuler toutes les études susceptibles de nous conduire à une meilleure compréhension des propriétés de ce état nouveau, et extraordinaire, de la matière. »
Les mesures réalisées à ATLAS et CMS annoncent une ère nouvelle pour l’utilisation des jets comme moyen de sonder le plasma quarks-gluons. Grâce à la mesure de l’étouffement des jets, et à d’autres mesures, ces trois expériences LHC seront bien armées pour nous éclairer sur les propriétés du plasma primordial et les interactions entre les quarks et les gluons de cette matière.
Sachant que l’acquisition de données va se poursuivre pendant encore plus d’une semaine, et que le LHC a déjà fourni la quantité de données programmée pour 2010, la communauté de la recherche sur les ions lourds au LHC attend beaucoup de la poursuite de l’analyse des données, qui pourrait contribuer de façon importante à l’émergence d’un modèle plus complet du plasma quarks-gluons, et par conséquent de l’Univers primordial.
Source : CERN
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